Économie et médecine : Parallèle et contraste de Jean Tirole

Nous avons tous les deux, Patrice et Gatien, abordé la lecture du livre récent (mai 2016) de Jean Tirole, économiste français, Prix Nobel d’économie en 2014, intitulé “Économie du bien commun“. Dès les premières pages, nous tombons sur un parallèle entre l’économie et la médecine, qui nous interpelle puisqu’il touche au cœur de notre idée pour ce blog, les relations entre économie, santé et éducation. Aussi, nous présentons ce bref passage sans attendre la rencontre d’autres développements pertinents au fil de notre lecture – nous y reviendrons dans de futurs posts le cas échéant.

Jean Tirole sur l’économie et la médecine

Le contraste entre l’économie et la médecine est ici frappant : dans l’opinion publique, contrairement à la “science lugubre” [comprendre l’économie], la médecine est – à juste titre – vue comme une profession dévouée au bien-être des gens (l’expression anglaise “caring profession” est particulièrement appropriée ici). Et pourtant, l’objet de l’économie est similaire à celui de la médecine : l’économiste, comme l’oncologiste, diagnostique, propose si nécessaire le meilleur traitement adapté étant donné l’état (forcément imparfait) de ses connaissances et recommande l’absence de traitement s’il n’est pas nécessaire.

La raison de ce contraste est simple. En médecine, les victimes des effets secondaires sont les mêmes personnes que celles qui prennent le traitement (sauf dans le domaine de l’épidémiologie, avec les conséquences liées à la résistance aux antibiotiques ou à l’absence de vaccination) ; le médecin n’a donc qu’à demeurer fidèle au serment d’Hippocrate et à recommander ce qu’il juge être de l’intérêt de son patient. En économie, les victimes des effets secondaires sont souvent des personnes différentes de celles auxquelles le traitement s’applique, comme l’exemple du marché du travail l’illustre très bien. L’économiste s’oblige à penser aussi aux victimes invisibles, se faisant ainsi parfois accuser d’être insensible aux souffrances des victimes visibles.” Jean Tirole, Économie du bien commun, Presses universitaires de France, 2016, p. 40.

Tenir compte des effets indirects

Particulièrement intéressante nous semble la comparaison de la population affectée par les effets secondaires des prescriptions du médecin et de l’économiste. Les effets secondaires d’un traitement médical sont en général ressentis par la personne-même à qui est administré le traitement. La recommandation du traitement est alors le résultat d’une mise en balance de l’effet principal attendu et des possibles et connus effets secondaires. Du côté économique, les effets secondaires de la mise en place d’une mesure sont généralement ressenties par un groupe de personnes auquel la mesure ne s’applique pas, essentiellement d’ailleurs du fait-même de l’exclusion explicite de la population non comprise dans ce groupe.

Avant de prendre un exemple, nous relevons tout de suite une différence du “public” visé par l’administration d’un traitement médical et celle concernant un traitement économique : la médecine touche l’individu tandis que l’économie est concernée essentiellement par les comportements de groupes tels que, par exemple, les chômeurs, les jeunes, les femmes, les non-diplômés, tous ces groupes pouvant se décliner en sous-groupes particuliers selon d’autres séries de critères. Et ceci explique, à nos yeux, largement le contraste relevé par Jean Tirole. Le traitement médical cherchera à corriger un problème de santé diagnostiqué, mais peut en causer d’autres chez la même personne. Le traitement économique cherchera à adresser les problèmes particuliers d’un groupe, risquant ce faisant d’affecter négativement la situation d’un ou plusieurs autres groupes.

La politique du salaire minimum

Prenons un exemple qui nous ramène au cœur d’une problématique d’économie et éducation : l’établissement d’un salaire minimum ou la modification substantielle de son niveau. On peut penser à la discussion présente relayée dans de nombreux médias, en Amérique du Nord, sur la fixation d’un salaire minimum à 15$ (américains ou canadiens) – juste trois exemples dans The Economist, le New York Times et à Radio-Canada. Sans aller dans les profondeurs de l’argumentation, l’élément essentiel avancé pour justifier l’introduction ou la hausse d’un salaire minimum dans l’économie est de procurer un revenu au-dessus du seuil de pauvreté pour des travailleurs à temps plein.

Par contre, en haussant le coût du travail pour un employeur qui a recours à du personnel rémunéré au salaire minimum, la hausse du salaire minimum tend à provoquer une diminution de la demande de travail de la part d’employeurs de ce type. Et, lorsque l’on regarde la composition de la main-d’œuvre qui travaille au salaire minimum, on se rend compte qu’il s’agit de jeunes en grand nombre, de jeunes qui, souvent, poursuivent leurs études. L’effet secondaire peut alors être ambiguë, mais de toute manière défavorable :

  1. En rendant l’emploi comme une option monétairement plus attractive, la tentation est forte de décrocher des études, alors au détriment d’une meilleure formation, bien entendu à condition de trouver un emploi;
  2. En affectant l’offre de travail des employeurs, la hausse du salaire minimum rend plus difficile l’entrée sur le marché du travail de jeunes qui chercheraient à compenser leur faibles qualifications par un gain d’expérience sur le marché du travail.

L’effet net de ces deux mouvements induits opposés dépendra d’autres facteurs de contexte économique. En préconisant une mesure comme la hausse du salaire minimum pour améliorer le sort des “travailleurs pauvres”, l’économiste doit évaluer l’incidence de cette mesure sur d’autres populations affectées.

Santé publique et politiques de vaccination

Les sciences médicales ne se limitent pas totalement à l’individu. Alors que le raisonnement médical d’un médecin se limitera au patient qu’il traite, la santé publique (comprenant l’épidémiologie), tout comme l’économie, utilise une population comme unité de référence (plutôt qu’un individu) pour évaluer une situation problématique et planifier une intervention. Ce type de raisonnement et de « traitement » aura fort probablement des effets qui dépasseront la population originalement ciblée.

Un exemple parfait : une politique de vaccination. Les vaccins donnés à la naissance et tout au long de notre vie protègent chacun d’entre nous contre la rougeole, la diphtérie, la poliomyélite, la méningite et de nombreuses autres maladies transmissibles entre êtres humains et potentiellement mortelles. Cependant, cette protection directe n’est pas la principale raison de la sécurité que nous procurent les vaccins. En fait, l’efficacité d’un vaccin contre une maladie n’est jamais parfaite ou 100% (elle est habituellement aux alentours de 90% à 95%). Cela signifie qu’un bon nombre d’individus ne sont pas protégés par le vaccin. Si l’efficacité d’un vaccin est 90%, cela signifie que 10% des personnes vaccinées n’ont reçu aucune protection. Le principal avantage des vaccins est leur effet indirect (aussi appelé « immunité collective ») : quelqu’un qui bénéficie de la protection du vaccin ne portera ou ne transmettra pas la maladie à quelqu’un d’autre, protégé ou non. Pour en revenir à la citation de Jean Tirole : un programme de vaccination auquel participe un individu ou une population aura un impact sur la santé et le bien-être d’autres individus et populations.

Misant sur cette immunité collective, les premiers épidémiologistes, tel Donald A. Henderson (Université Johns Hopkins), ont mené la fameuse campagne de vaccination contre la variole, éradiquant la maladie en moins de 20 ans. Bien que le dernier cas de variole dans le monde ait été diagnostiqué en 1977, tout le monde n’a pas été vacciné : cela aurait été impraticable et trop onéreux de rejoindre la planète entière. Au lieu de cela, les épidémiologistes ont travaillés à identifier là où les cas de variole se déclaraient et ont ciblé des populations spécifiques pour éliminer la variole de ces communautés. Avec le temps, les cas de variole sont devenus de plus en plus rares, jusqu’à ce que la maladie ait été finalement déclarée comme éradiquée. Vacciner spécialement les individus venant de populations où la variole prévalait bénéficie désormais à l’ensemble de la population humaine.

Depuis, cette prouesse n’a jamais été égalée en santé publique. Malgré tous leurs efforts, les chercheurs et les décideurs publics ont du mal à comprendre pleinement les (potentiels) effets indirects des vaccins actuels. Comme les vaccins sont, avant tout, une technologie coûteuse à développer, à produire et à mettre en œuvre, les gouvernements, les assurances-santé et les consommateurs se demandent si les effets directs (protection individuelle) et indirects (immunité collective) en valent le prix. En outre, ils ont tous des intérêts concurrents qui rendent des campagnes de vaccination très compliquées à organiser… mais nous laissons ce passage aux économistes qui en discuteront plus tard.

Hippocrate, le médecin – Xénophon, l’économiste

Non solum data – Data sine monito oculo nihil sunt.


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Patrice

Education and labour economist / Économiste de l'éducation et du travail

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